Fin de l'aventure (PV Lucas Magira / Édouard Anew)

L’énième mandat d’Édouard Anew pesait bien son poids. Entre une dizaine et un millier de kilos, selon son agenda, et aussi – disons-le – la météo. Les jours de grande chaleur se disputaient chaque jour avec les jours de pluie la cerise sur le surmenage. Aujourd’hui le temps était mitigé : il faisait à la fois lourd et moche. Autant dire que le moment était mal choisi pour vivre une de ces situations cocasses et/ou gênantes que le chef vivait quotidiennement. Mais tel était le sort jeté à sa vie, ici encore il devrait certainement endurer des événements absurdes.

Mais l’essentiel, se disait Anew, c’était que sa population ne voit rien d’étrange dans tout ce qui arrivait en haut-lieu dans la région. Le boulanger après tout continuait de faire lever sa pâte, pendant que l’allumeur de réverbère s’attelait à la tâche lumineuse qui lui incombait. Personne ne se souciait vraiment de ce qu’il se passait dans le manoir où tout se décide, pourtant, pour eux. C'est que les gens ont déjà leur quotidien. Cela procurait à Édouard Anew le sentiment clair et profond qu'on ne s'intéressait à lui que parce qu'il devait s'intéresser aux autres. Enfin, c’était sûrement là la crise de la quarantaine qui approchait.




Comme d’habitude, sa secrétaire était trop occupée à refaire sa manucure pour s'occuper de l'accueil. Pendant ce temps, la porte restait insolemment fermée. Il fallait donc qu’Édouard se résolve à se lever, interrompre tous ses travaux et descendre les escaliers, simplement pour abaisser une poignée. Attribuer un salaire pour une telle tâche était ridicule, cela l’était encore plus lorsque le salarié ne la remplissait même pas. Mais notre homme était trop bon – ou trop peu intéressé – pour se soucier de ces problèmes de contrats de travail. Lui, il avait un contrat éternel avec sa région. Ce petit sacrifice économique se noyait dans tout le reste.

Le portier improvisé ouvrit donc la porte, et se reçut en guise de salutation un enfant qui s’écroula sur lui de tout son long. Il semblait avoir souri avant de se ramasser ainsi la figure. Édouard Anew n’avait jamais autant regretté que sa secrétaire n’eût ouvrit la porte. Il resta quelques instants incrédule, ne sachant pas vraiment quoi faire. C’eut été une gente dame, il aurait certainement attendu deux ou trois secondes, le temps qu’elle revienne de sa pâmoison, comme à leur accoutumée. Mais le fait que ce soit un enfant l’inquiétait autrement.




Le silence remplit encore l’espace laissé par sa question, personne ne vint. Encore un moment il resta figé avec cet enfant à moitié affalé sur lui, sans même oser refermer ses bras, comme si l’on avait voulu lui faire un gros câlin contre son gré. Il osa demander si le garçon allait bien, sans trop espérer de réponse là encore. Finalement, il se décida à l’embrasser de manière à le retenir par le dos, pour pouvoir le déplacer à l’intérieur sans qu’il tombe à nouveau. Se fichant pour une fois de la porte, il l’allongea sur le canapé du hall d’entrée normalement réservé aux invités de marque (en face des chaises en bois des gens du peuple). N’osant pas retourner travailler, il resta planté à côté du jeune homme en attendant de voir ce qu’il allait se passer. Peut-être rien, peut-être du nouveau. Soucieux d'être moins sujet à la panique qu'auparavant, il s'était résolu à toujours attendre un peu avant de perdre pied. Il espérait tout de même que l'enfant sur ce canapé ne soit pas mort ; cette situation cocasse deviendrait alors quelque peu embarrassante.

Peu avant de se réveiller, le garçon inconnu avait caressé le canapé, comme pour se rassurer. Édouard songea qu'il devait s'agir d'un jeune homme de condition modeste, qui peut-être s'était égaré sur son chemin. Voilà de quoi lui rappeler sa propre enfance... La pauvreté, et parfois l'errance, lui avaient tracé toute la route de son avenir. S'il était investi de ses fonctions, c'était d'abord parce qu'il était investi d'un combat. Et il avait peut-être devant lui une occasion - encore un peu déboussolée - de lutter dans son sens.

Notre homme avait eu le temps de préparer un sceau d'eau avec des glaçons pour, éventuellement, le jeter à la figure du garçon. Un réveil glacial, mais qui aurait été efficace ! Mais il jugea qu'il n'en aurait pas besoin, vu que les esprits de l'invité surprise lui revenaient déjà. Néanmoins, c'est ce qu'Édouard crut avant que le jeune homme ne passât son doigt à travers ses lunettes, et qu'il lançât d'un air quelque peu illuminé :




Nul doute qu'il fallait être encore dans les vapes pour avoir mis des lunettes sans verres et croire voir comme un ange tombé du ciel en ce simple M. Anew ! Le chef eut un instant d'hésitation, puis il vit le garçon tousser, s'asseoir et regarder autour de lui comme s'il découvrait un autre monde. Il ne lui en fallait pas plus pour juger que ce petit homme était victime d'un délire ! Dans le doute, profitant d'un petit accès de nervosité face à cette nouvelle situation inattendue, il lança une partie de l'eau contenue dans le sceau à la tête du garçon. Il se remit ensuite à le fixer stoïquement, comme un tournesol tourné vers le soleil qui ferait croître ses racines dans le sol. Il guettait sa réaction afin d'en tirer des conclusions sur son état de santé mentale.




Il espérait que cet électrochoc aqueux permettrait à son âme de retrouver le chemin de la raison et lui permettrait de tenir des propos cohérents et actuels.

Contre toute attente le jeune garçon récupéra un glaçon pour le mettre dans sa bouche, tout ça juste devant M. Anew qui assistait à la scène incrédule. Son jet de sceau ne semblait plus déplacé, pire, il semblait maintenant avoir été de circonstances, tout à fait approprié et attendu de la part d’un hôte qui reçoit semi-officiellement un visiteur. Anew ne savait donc plus si c’était la réaction du jeune homme qui était étrange ou bien si ce nouveau protocole était entré dans les mœurs, que les us et coutumes changeaient dans sa région alors que lui restait en marge de ces innovations sociales, tel un vieux croûton conservateur et dépassé par les folies des temps nouveaux. Il se dit alors que, dans le doute, il devrait entamer un calendrier de rencontres avec son peuple, et peut-être accepter les propositions de sondage, un concept de cette entreprise en vogue à Cogitis qu’il avait jusque-là toujours envoyée sur les roses.



Après cette description de glaçon assez concise mais somme toute efficace, le garçon se lécha les lèvres comme s’il s’y était déposé du sirop de bonbon. Cela donna grandement envie à Édouard de goûter à l’un de ces glaçons, mais il se retint de se hasarder à une nouvelle action étrange, au risque qu’elle paraisse encore absolument banale. Il regardait son invité, tout frêle, qui semblait épuisé et tremblotant, et cherchait la lueur de folie qui devait se cacher dans ses yeux.



Sa réponse rassura Anew ; il savait se situer et à qui il avait affaire. Mais peut-être sa notion du temps était-elle altérée. Une chose est sûre : sa voix avait laissé paraître une grande fragilité de son état.

Édouard posa son sceau alors que le jeune homme se resservait de ces bouchées glacées à l’eau. Au moins la chose rendait inutile toute dépense en buffet de bienvenue. Mais au moment où sans doute les glaçons commençaient à fondre dans sa bouche, celui qui s’était présenté comme un voyageur tressaillit sur le canapé, paraissant être accablé de nouveaux maux.



Le chef avait éludé la dernière question du jeune homme, parce que l’invitation qui allait suivre indiquerait la fonction du lieu où ils se trouvaient.



Édouard Anew appela sa secrétaire, qui cette fois finit enfin par arriver, et lui intima d’aider l’enfant à se lever, et à marcher si nécessaire. Il était curieux de connaître l’histoire et l’origine de ce dernier, qui venait peut-être simplement d’un hôpital de la région. Enfin, il demande à ce qu’on leur apporte un verre d’eau, avec quelques glaçons…

Édouard était confortablement installé dans son siège. Son assise épousait ses formes depuis tant d’années qu’elle lui assurait désormais un confort optimal. Ce privilège matériel garantissait de plus une certaine posture du Chef des Lumières et de l’Industrie, afin qu’il ne paraisse avachi à aucun moment. Son invité, lui, semblait moins à son aise. Il semblait prêt à tomber à nouveau, et ce à chaque instant.

Il marqua une pause comme pour s’auto-censurer. Anew le fixa alors, attendant de lui qu’il expose son problème.


Édouard Anew resta quoi. Un si jeune homme se serait donc épuisé à voyager d’on ne sait où avec dans l’idée d’être, déjà, citoyen d’une région étrangère ? Évidemment il existait une procédure de naturalisation, toutefois elle était réservée à des individus majeurs – majorité telle que définie au sein de la région des Lumières et de l’Industrie. Dans le cas d’individus mineurs, un dossier devait être rempli en vue d’un examen administratif au cas par cas. Bref, beaucoup de paperasse et pas beaucoup d’humanité…

Au début de son mandat, Édouard Anew avait songé à réformer les modalités d’acquisition de la citoyenneté dans sa région. Mais il s’était confronté à une vague de protestation – la seule qu’il ait véritablement connue dans sa carrière politique – quand le peuple a songé à l’idée de faciliter l’immigration d’hommes antiques. Il n’avait pas vraiment compris, vu qu’aucun Antique n’avait pour projet de venir dans la région… Du moins, aucun qui soit vivant.

Mais avant de songer aux formalités, le chef voulait en savoir plus sur les motivations de ce Lucas Magira, sur sa vie, sur sa personne. Bref, il avait envie de papoter un peu.

Anew gigota sur son siège, quitte à – une fois n’est pas coutume – paraître légèrement décontracté. Il n’avait absolument pas le temps de se laisser aller à ce genre de bavardages, mais à présent, il s’en fichait. Ce Lucas lui était sympathique, et peut-être était-ce le destin qui le lui présentait ; il lui devait sûrement un peu de son temps.

Lucas Magira avala une grande bouffée d’air, comme pour se donner le courage de dire ce qu’il avait à dire. Édouard Anew ne savait pas à quoi s’attendre, mais il attendait.



Visiblement, Édouard et Lucas étaient issus de milieux qui n’avaient rien à voir. En fait, tout paraissait opposer les deux individus : avec leur milieu, leur région, leur âge, leur statut. Mais ce qui les différenciait avant tout, c’était que cet enfant venait demander de l’aide et qu’Édouard pouvait lui en donner ; or cette différence pouvait aussi être ce qui les rendrait semblables. Car sans doute chacun trouverait l’occasion d’apporter à l’autre, et ne saurait-on dire qui aide qui.

Même si Lucas Magira se montrait très critique à l’égard de sa famille, il semblait n'avoir pas tout dit. C’est ce qui se confirma lorsqu’il finit par parler de lui :



Cet enfant avait donc fui une vie qui n’était pas la sienne et était venu trouver ici celle à laquelle il aspirait. À l'évocation de son passé, son visage s'était attristé. Quel genre de chef aurait été Anew s’il la lui avait refusée ? Il se leva et alla se tenir devant l’une des grandes fenêtres de son bureau. Il tenait ses mains derrière son dos et releva le menton pour admirer la vue.



Face à lui, les maisons hautes se dessinaient les unes par rapport aux autres. Une grande toile se déployait où les fenêtres prenaient toute la place. Chaque fenêtre ouvrait sur un monde. C’est l’ensemble de ces mondes qui procurait au chef des Lumières et de l’Industrie une sensation de plénitude.



Lucas avait préféré taire sa région originelle. Mais il semblait important à Édouard de la connaître, pour mieux comprendre l’histoire qu’il portait et aussi sa crainte.

Lucas pleurait, mais il souriait. Il reniflait aussi. M. Anew venait de lui demander quelle était sa région d’origine et le garçon avait alors paru se tendre. Il remercia le chef des Lumières et de l’Industrie en en profitant pour se calmer, inspirant et expirant de manière plus sereine.



Édouard se doutait bien de quelle était cette fameuse région que Lucas redoutait tant d’évoquer. À vrai dire, la véritable concurrente des Lumières et de l’Industrie était la région Antique. Ces Antiques, autant imbus qu’ils sont dans l’erreur, n’ont jamais eu de cesse que de contredire toutes les découvertes de leur région voisine. Dans toute situation, ils restent invariablement sourds à la vérité et à la raison. Mais au fond, Édouard les plaignait. Ceux qu’il ne plaignait pas en revanche, c’était les Médiévaux. Leur région n’est pas voisine de la sienne, ce qui ne fait donc naître aucune envie de rapprochement, mais ils ont encore moins en commun avec les Lumières et l’Industrie que les Antiques. Pour ainsi dire, ils n’entrent en concurrence avec la région d’Anew dans aucun domaine ; ils sont simplement reclus derrière leurs remparts. Oui, c’était bien cette région d’arriérés qu’Édouard Anew exécrait.




Un petit tremblement parcourut les mains dans le dos d’Édouard. Mais il se mit à sourire à son tour voyant qu’il était tombé juste, mais aussi amusé par toute la gêne de ce pauvre Lucas. Il se retourna et considéra un instant le jeune homme, qui fermait les yeux comme pour attendre une sentence accablante.




Le chef des Lumières et de l’Industrie appela sa secrétaire pour qu’elle amène un mouchoir ainsi que la boîte de gâteaux qu’il conserve pour les occasions diplomatiques. En l’occurrence, il avait juste envie de casser un peu la croûte avec son nouveau citoyen ! Il demanda aussi trois petites coupes de champagne, puisque Lucas – faussement majeur – pouvait désormais boire un peu d’alcool…

Lucas semblait tout à coup épanoui. Édouard songea à l’état dans lequel il l’avait trouvé et jugea qu’il avait depuis pris de meilleures couleurs. Il était si énergique qu’il sauta sur la boîte de gâteaux au moment où Mariette – la fidèle secrétaire du chef des Lumières et de l’Industrie – l’avait sortie du placard. Mais avant de se saisir d’une de ces gourmandises, il se stoppa net et considéra M. Anew, comme pour obtenir son feu vert. Il ne tarda pas à se ressaisir, pour finalement porter à ses lèvres la pâtisserie élue.


Édouard Anew étouffa quelques rires, ne voulant pas incommoder Lucas. Mais il était amusé par sa fougue innocente et appréciait qu’il ne soit pas formaté par tous les usages qu’on impose par une stricte éducation. Pourtant, il n’était pas douteux qu’il eut été élevé dans un milieu très distingué, comme il l’avait expliqué. Édouard était alors d’autant plus heureux que le jeune homme ait l’air de se sentir en sécurité, détendu.


Lucas prit quelques gorgées de champagne. Là encore, les usages ne semblaient pas dicter sa conduite, lui qui avait commencé à boire sans même trinquer avec Anew. Mais ce dernier lui répondit sans s’en formaliser :


Édouard Anew alla prendre sa coupe et la leva en marmonnant une formule de bienvenue. Il fut immédiatement imité par Mariette, qui répéta sans doute quelque chose qui n’avait rien à voir puisque les mots du chef étaient restés inaudibles. Mais cela importait peu, du moment qu’il y avait du champagne ! À ce propos, Édouard fut étonné que Lucas parvienne à avaler la boisson comme du lait de brebis. Mais son étonnement disparut lorsqu’il eut à l'esprit qu’il était d’abord un homme médiéval.

Malgré sa descente remarquable, le jeune Lucas n’avait pu réprimer un léger rictus à la fin de son verre. Il sembla aussi changer d’attitude au moment de répondre : d’abord résolu, il parut hésiter un instant pour enfin s’exprimer.

« Hum, oui, je m'en doutais... J'aimerais rassurer deux personnes sur mon état en fait si ce serait possible... ma sœur et mon maître d'école. Je suis sûr qu'ils s’inquiètent pour moi et je ne leur veux pas de mal. »

Édouard but deux gorgées de champagne et regarda Lucas. Ce dernier s’était tourné vers la porte, peut-être pour cacher son émotion. Le chef des Lumières et de l’Industrie songea au fait que le garçon avait placé son maître d’école au même niveau que sa sœur et cela le surprenait quelque peu, d’habitude les enfants ne portent pas leurs maîtres dans leur cœur. Mais il semblait y avoir un contexte familial si particulier qu’il ne savait pas vraiment s’il pouvait affirmer quoi que ce soit concernant Lucas. D’ailleurs, la raison pour laquelle il s’était tourné vers la porte n’était pas celle qu’il attendait :

« En parlant de proches j'ai laissé ma valise et mon nounours vers la porte, j'espère que ça n'a pas été pris... »

Anew nota qu’aux côtés de son maître d’école et de sa sœur se trouvait aussi son nounours. Il finit son verre de champagne et fit un rapide tour de salle du regard. Il interrogea alors Mariette du même regard pour savoir si elle savait où se trouve l’ours en peluche. En vain.

Édouard alla inspecter le devant la porte, se joignant à Lucas sur le constat qu’il n’offrait rien de particulier.

« Allons, cher Lucas, sache qu’ici les choses se trouvent en sécurité. Enfin, du moins, quand on ne les perd pas… N’as-tu pas laissé tes effets personnels de l’autre côté de la porte ? »

Le chef s’approcha afin de tirer la poignée et la porte avec, comme il en va du principe même d’une poignée. Mais ce qu’il découvrit une fois porte et poignée tirées n’eut rien de commun, ou du moins rien de commun avec ce qu’il pensait trouver…